Les communs sont-ils solubles dans l’économie, ou existe-t-il des modèles économiques viables et pérennes pour des projets reposant sur la pluralité des contributeurs et la coopération, sur des gouvernances plus démocratiques et ouvertes, des objectifs d’inclusion et d’émancipation ? Comment faire émerger des projets à dimension économique dans les rez-de-chaussée des quartiers en renouvellement urbain, qui puissent être porteurs d’utilité sociale, et quels modèles économiques pour de telles initiatives ? Un commun peut-il avoir des ressources hybrides, et lesquelles ? Comment donner une valeur à une économie non classique, à des projets qui cherchent à produire autrement, autre chose ? Dans quelle mesure les communs sont-ils finalement aussi porteurs d’une réflexion sur l ‘économie et ses finalités, sur le rapport au temps, au travail, au collectif, à une vie bonne ? Quelle position et quel rôle, toujours, pour l’acteur public dans ces histoires ? Voici quelques-unes des questions qui nous ont animés pour ce troisième atelier organisé avec l’ANRU.
KPA-Cités, des communs pour démocratiser l’économie ?
Simon Sarazin est contributeur au sein de différents communs ; il accompagne également des collectivités, des entreprises ou des organisations comme l’ADEME ou le CNED dans le développement de communautés de contributeurs autour de communs ou la production de ressources mises en partage. Il accompagne actuellement l’ADEME dans la préparation d’un second appel à communs.
Simon partage un panorama de différentes modalités d’échange et de valorisation à l’œuvre dans les communs, depuis la contribution (sur le modèle de Wikipédia), aux modes de financement direct par des logiques de cotisations, de dons, de subventions ou de co-investissement (par exemple la campagne de financement Adopte un commun), en passant par le financement indirect via la valorisation de supports (logiciel libre & vente d’accompagnement), la vente de produits ou de services associés (Formation, ateliers, etc.) ou des formes de réciprocité (par exemple le cadre de réciprocité de la Fresque du Climat).
Quelques exemples : la coopérative d’auto-construction de L’Atelier paysan ; Lichess, une association aujourd’hui n°2 mondiale des échecs en ligne, à l’économie basée sur du don, suffisante aujourd’hui pour faire vivre la ressource ; le tiers-lieu de La Raffinerie à La Réunion, qui utilise une monnaie-temps permettant de soutenir le volontariat dans le lieu ainsi qu’un principe de rétribution libre, en euros, pour les contributeurs du lieu. Ces derniers estiment leur rémunération selon différents critères (l’usage propre du commun, le budget collectif disponible, le temps passé, etc…) et dans un cadre précis (tableau de rétribution avec une certaine transparence pour faciliter l’auto-régulation).
Ces exemples font aujourd’hui la preuve qu’il est possible de développer une activité économique fondée sur le partage (de connaissances, de matériaux…) et l’open source. Par exemple, les plans en libre accès proposés par le projet Vhélio permettent de fabriquer des vélos électriques à recharge solaire ; il en va de même pour d’autres objets tels que la bouilloire JAREN, réparable grâce à l’open source. Avec ces nouvelles possibilités de fabrication, de production et de réparation, c’est le développement d’une économie locale qui devient accessible et mobilisable dans les territoires. Le développement de telles initatives est soutenu par des dynamiques collectives, par exemple le réseau social Communecter, des plateformes comme « CoopCycle » ou « Coop Circuits » dans le domaine de l’alimentation, ou encore l’arrivée d’une fédération de ces plateformes – Licoornes. De telles initiatives recensent et mettent en lien les projets, et produisent à leur tour des ressources ouvertes et partagées. L’enjeu pour l’économie des communs porte sur la nécessité de lier besoins locaux et besoins globaux.
Simon Sarazin œuvre notamment pour le programme KPA-Cité dans un quartier en renouvellement urbain à Boulogne-sur-Mer. Il s’agit de lancer un collectif d’habitants, intégré à une Coopérative d’Activité et d’Emploi (la CAE en tant que ressource partagée est une forme de commun en elle-même), pour produire des activités économiques coopératives au sein d’un lieu partagé et ainsi rendre les habitants et les habitantes acteurs de leur remobilisation professionnelle. La mutualisation par les communs permet de baisser les coûts d’investissements et de donner accès à une meilleure connaissance économique. Toutefois, le défi demeure d’avoir des lieux. Simon insiste en ce sens sur le rôle de facilitateur de l’acteur public pour mener à bien ce type de projet, par exemple pour répondre au besoin d’espaces communs, de lieux ouverts et partagés, de partage de savoirs, etc. Le numérique joue également un rôle important pour soutenir la relation et la création de savoirs, avec l’importance des forums ou de plateformes comme Communecter ou de la documentation partagée, qui participent à la valeur contributive.
Le revenu de transition écologique, expérimenter une économie à finalité de transition, d’inclusion et d’émancipation
Jean-Christophe Lipovac dirige en France la Fondation Zoein, qui accompagne des collectivités dans le développement d’un revenu de transition écologique. Imaginé par Sophie Swaton et impulsé à Grande Synthe à partir de 2019, il a pour objectif de soutenir les personnes en reconversion professionnelle ou en insertion qui cherchent à développer de nouvelles activités à vocation de transition écologique dans des domaines variés (mobilité active et réparation de vélo, compostage semi industriel, éducation au bien vivre alimentaire, artisanat, illustration, etc.). Mis en œuvre dans le cadre d’une coopérative d’activité et d’emploi, il permet d’appuyer les porteurs de ces projets dans leur phase d’amorçage, en proposant une garantie de revenu, une aide à l’investissement de départ, un accompagnement ainsi que la mutualisation des coûts, des pratiques, des connaissances.
Concrètement, dans un territoire où 31% d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté, 29% sont au chômage (40% chez les jeunes), il s’agit d’inventer de nouvelles formes économiques combinant justice sociale et transition écologique pour : soutenir des activités souvent mal valorisées et isolées, mais qui sont des maillons essentiels à la transition écologique et sociale d’un territoire ; aider des personnes à sortir de conditions d’existence précaires en en faisant des acteurs de la transformation de leur territoire ; et contribuer à générer des emplois et des activités de qualité, non délocalisables et utiles au territoire.
La Ville a joué un rôle d’impulsion et de facilitation important dans l’expérimentation : à la fois pour la mise en réseau des acteurs (Maisons de Quartier, Maison de l’Emploi Local , BGE, Cité-Lab) et la création d’une culture commune, mais aussi en mettant à disposition d’anciens locaux d’une école pour ouvrir un espace d’accueil pour les porteurs de projets et créer ainsi du collectif. Concrètement, la coopérative d’activité et d’emploi prend la forme d’une Société Coopérative d’intérêt Collectif (SCIC), sans but lucratif et à vocation de Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE) : TILT. La forme de SCIC permet à la ville d’être sociétaire, aux côtés de 15 autres sociétaires ; les porteurs de projets, sous contrat d’entrepreneur.es salarié.es, siègent au conseil d’administration au même niveau que le maire ou la présidente de la fondation Zoein. La présence de la Fondation dans la gouvernance permet d’être tiers des échanges, de sécuriser les partenaires, de consolider la confiance.
Aujourd’hui, la Fondation Zoein cherche à essaimer l’expérience du Revenu de transition écologique et à contribuer à d’autres « preuves de concept » dans des contextes territoriaux différents (urbains, ruraux) mais qui ont pour traits communs d’être des territoires fragiles, en déclin (Tournons d’Agenais, Limoux…). Il ne s’agit pas tant de reproduire un modèle «unique», que de s’adapter à chaque territoire dans une démarche de recherche-action, avec une finalité commune : l’émergence de nouveaux modèles économiques et d’emplois écologiques et solidaires dans les territoires.
L’économie contributive en tiers-lieu, donner de la valeur aux contributions multiformes
Gwenola Drillet coordonne le projet de l’Hôtel Pasteur à Rennes. Cette ancienne faculté des sciences réinvestie est aujourd’hui portée par une association collégiale composée d’acteurs du territoire. Défendu comme un « commun », il donne accès à des espaces de travail, d’apprentissage et d’expérimentation et soutient l’émancipation individuelle et collective. Il permet aussi bien de concrétiser une idée, que de se donner la possibilité de faire un pas de côté par rapport à son cadre habituel. Cette communauté ouverte s’engage pour prendre soin du bâtiment mais aussi de la vie qui s’y déploie grâce à une gestion collective du lieu et aux valeurs communes qui se façonnent au quotidien. L’association partage le lieu avec deux structures publiques : l’Edulab et une école maternelle, faisant du lieu un laboratoire de coopération public-commun.
En tant qu’association, l’Hôtel Pasteur dispose de subventions publiques, et de partenariats avec différentes structures de la Ville (le CCAS, les Champs Libres par exemple). Chaque partenariat s’appuie sur un cadre de réciprocité, venant acter une contribution (monétaire mais également en terme d’expertise, d’intérêt pour certains sujets, etc.) et une forme de rétribution de la participation de chaque acteur (ce que le commun apporte au partenaire). Les hôtes accueillis (entre 3h et 3 mois) dans le lieu adhèrent eux à prix libre et conscient, l’adhésion permettant avant tout d’acter le partage de la responsabilité et l’engagement dans le lieu.
Par souci de valoriser ce qui n’a usuellement pas de valeur comptable, l’Hôtel Pasteur a mis en place un budget contributif, reposant sur une typologie de contributions comprenant l’entretien et l’aménagement du lieu, la documentation (nourrir des ressources communes), la participation à la gouvernance, la veille et la transmissions de savoirs et compétences, les dons matériels évalués selon la valeur de ces biens. Ces contributions sont renseignées dans un tableur Excel, permettant leur valorisation par leur indexation au salaire net horaire INSEE de Rennes (soit 14,5 euros/h). Une fois ces données traduites en valeur fiduciaire, elles sont intégrées au compte de résultats de l’Hôtel Pasteur. La part de l’économie contributive apparaît ainsi aux côtés des subventions de la Ville et des autres partenaires dans le budget global.
Le mécénat de compétences est une autre forme de contribution à l’œuvre à l’Hôtel Pasteur, avec l’un de ses partenaires. Autrefois réservé au secteur privé, le mécénat de compétences s’élargit au secteur public à titre expérimental pour une durée de cinq ans (loi 3DS). Dans ce cadre, l’expertise métier et les aspirations des agents sont mises au service du projet collectif. Au-delà de la posture du financeur, le mécénat de compétences permet une implication directe dans le quotidien du lieu.
Voir aussi l’exemple de la Cascina Roccafranca, où les contributions des parties prenantes s’inscrivent dans la forme juridique d’une Fondation atypique en participation développée à Turin, dans laquelle la collectivité est impliquée via le détachement de certains fonctionnaires pour des tâches spécifiques (comptabilité, communication, etc.), participant de ce fait à la viabilisation du fonctionnement.